jueves, 21 de enero de 2010

Virgile — Géorgiques IV Orphée et Eurydice

Eurydice fuyait, hélas ! et ne vit pas

Un serpent que les fleurs recelaient sous ses pas.

La mort ferma ses yeux : les nymphes ses compagnes

De leurs cris douloureux remplirent les montagnes ;

Le Thrace belliqueux lui-même en soupira ;

Le Rhodope en gémit, et l’Èbre en murmura.

Son époux s’enfonça dans un désert sauvage :

Là, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage,

Tendre épouse ! c’est toi qu’appelait son amour,

Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.

C’est peu : malgré l’horreur de ses profondes voûtes,

Il franchit de l’enfer les formidables routes ;

Et, perçant ces forêts où règne un morne effroi,

Il aborda des morts l’impitoyable roi,

Et la Parque inflexible, et les pâles Furies,

Que les pleurs des humains n’ont jamais attendries.

Il chantait ; et ravis jusqu’au fond des enfers,

Au bruit harmonieux de ses tendres concerts,

Les légers habitants de ces obscurs royaumes,

Des spectres pâlissants, de livides fantômes,

Accouraient, plus pressés que ces oiseaux nombreux

Qu’un orage soudain ou qu’un soir ténébreux

Rassemble par milliers dans les bocages sombres ;

Des mères, des héros, aujourd’hui vaines ombres,

Des vierges que l’hymen attendait aux autels,

Des fils mis au bûcher sous les yeux paternels,

Victimes que le Styx, dans ses prisons profondes,

Environne neuf fois des replis de ses ondes ;

Et qu’un marais fangeux, bordé de noirs roseaux,

Entoure tristement de ses dormantes eaux.

L’enfer même s’émut ; les fières Euménides

Cessèrent d’irriter leurs couleuvres livides ;

Ixion immobile écoutait ses accords ;

L’hydre affreuse oublia d’épouvanter les morts ;

Et Cerbère, abaissant ses têtes menaçantes,

Retint sa triple voix dans ses gueules béantes.

« Enfin il revenait triomphant du trépas :

Sans voir sa tendre amante, il précédait ses pas ;

Proserpine à ce prix couronnait sa tendresse :

Soudain ce faible amant, dans un instant d’ivresse,

Suivit imprudemment l’ardeur qui l’entraînait,

Bien digne de pardon, si l’enfer pardonnait !

« Presque aux portes du jour, troublé, hors de lui-même,

Il s’arrête, il se tourne... il revoit ce qu’il aime !

C’en est fait ; un coup d’oeil a détruit son bonheur ;

Le barbare Pluton révoque sa faveur,

Et des enfers, charmés de ressaisir leur proie,

Trois fois le gouffre avare en retentit de joie.

Eurydice s’écrie : « Ô destin rigoureux !

Hélas ! Quel dieu cruel nous a perdus tous deux ?

Quelle fureur ! Voilà qu’au ténébreux abîme

Le barbare destin rappelle sa victime.

Adieu ; déjà je sens dans un nuage épais

Nager mes yeux éteints, et fermés pour jamais.

Adieu, mon cher Orphée ! Eurydice expirante

En vain te cherche encor de sa main défaillante ;

L’horrible mort, jetant un voile autour de moi,

M’entraîne loin du jour, hélas ! et loin de toi. »

Elle dit, et soudain dans les airs s’évapore.

Orphée en vain l’appelle, en vain la suit encore,

Il n’embrasse qu’une ombre ; et l’horrible nocher

De ces bords désormais lui défend d’approcher.

Alors, deux fois privé d’une épouse si chère,

Où porter sa douleur ? Où traîner sa misère ?

Par quels sons, par quels pleurs fléchir le dieu des morts ?

Déjà cette ombre froide arrive aux sombres bords.

« Près du Strymon glacé, dans les antres de Thrace,

Durant sept mois entiers il pleura sa disgrâce :

Sa voix adoucissait les tigres des déserts,

Et les chênes émus s’inclinaient dans les airs.

Telle sur un rameau durant la nuit obscure,

Philomèle plaintive attendrit la nature,

Accuse en gémissant l’oiseleur inhumain,

Qui, glissant dans son nid une furtive main,

Ravit ces tendres fruits que l’amour fit éclore,

Et qu’un léger duvet ne couvrait pas encore.

Pour lui plus de plaisir, plus d’hymen, plus d’amour.

Seul parmi les horreurs d’un sauvage séjour,

Dans ces noires forêts du soleil ignorées,

Sur les sommets déserts des monts hyperborées,

Il pleurait Eurydice, et, plein de ses attraits,

Reprochait à Pluton ses perfides bienfaits.

En vain mille beautés s’efforçaient de lui plaire :

Il dédaigna leurs feux, et leur main sanguinaire,

La nuit, à la faveur des mystères sacrés,

Dispersa dans les champs ses membres déchirés.

L’Hèbre roula sa tête encor toute sanglante :

Là, sa langue glacée et sa voix expirante,

Jusqu’au dernier soupir formant un faible son,

D’Eurydice, en flottant, murmurait le doux nom :

Eurydice ! ô douleur ! Touchés de son supplice,

Les échos répétaient, Eurydice ! Eurydice ! »


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